La danse est généralement vécue par ses pratiquants comme un vrai plaisir. Mais le plaisir vient aussi probablement de la synergie qui doit exister entre la musique et la danse. J’ai déjà eu l’occasion de critiquer dans ce blog l’inadéquation entre une musique que l’on entend et la danse que l’on effectue dessus. Ce genre de situation arrive particulièrement dans les soirées de danse « en société ». Pour ce qui concerne l’animation musicale, les fameuses soirées dansantes sont de deux types. Il y a tout d’abord les soirées CD et il y a aussi les soirées avec un orchestre en direct live. Aujourd’hui, je vous parle donc musique à danser et des musiciens qui vont avec.
Dans le premier type de soirées dansantes que je viens d’énoncer, l’animation musicale est faite en utilisant de la musique enregistrée (CD, MP3, etc.). La programmation musicale est en général faite par une personne (un DJ, tout comme dans n’importe quelle boîte de nuit). Cependant, ce DJ est un peu spécial dans le cadre des soirées de danses en couple, danses de salon, danses sociales, danses swing, danses latino, etc. Ce DJ en effet ne parle pas BPM (battements par minute) comme en boîte de nuit classique, il parle MPM (mesures par minute) pour déterminer le tempo d’un morceau. Cela signifie que, comme un enseignant qui contrôle la progression et les aptitudes de ses élèves, le DJ doit pouvoir contrôler le déroulement de sa soirée en termes de difficulté, d’ambiance et de variété. Côté difficulté, c’est effectivement le facteur MPM qui peut déterminer cela : plus la musique est rapide et moins elle est accessible aux débutants. L’ambiance est déterminée partiellement par le plaisir que prend le public : il faut donc passer des morceaux spécifiquement adaptés à la danse et ne pas satisfaire tout le temps les débutants au détriment des avancés ou inversement. Enfin, il semble logique qu’une soirée « toutes danses » doive proposer une variété de rythmes (rock, cha-cha, valse, tango, etc.) et répondre aux attentes des danseurs présents. Le DJ s’adapte donc généralement au public qu’il a en face : une soirée d’association rurale n’est probablement pas la même qu’une soirée d’école de danse citadine qui fait de la compétition de danse sportive ou qui est spécialisée en swing.
Tous ces paramètres sont généralement ajustés en temps réel tout au long de la soirée par un DJ (ou disc-jockey). Un bon DJ est un DJ qui est en permanence à l’écoute des danseurs, qui sait juger s’ils sont fatigués où à quel moment ils souhaitent se défouler et qui sait donc adapter en permanence sa programmation aux conditions de la soirée. Depuis quelques années, cependant, un facteur perturbant est venu s’insérer dans ce type de soirées dansantes : l’ordinateur. C’est l’avènement du format musical MP3 et de la virtualisation des platines de DJ qui a permis de mettre l’ordinateur (généralement portable) au centre de la diffusion de musique lors des soirées dansantes. Le logiciel de DJing, parfois assorti d’un périphérique dédié simulant les platines CD manuelles, permet de visualiser à l’écran sa collection de musique MP3, de l’organiser, d’y faire sa sélection et de paramétrer l’ordre de passage pour le déroulement automatique d’une soirée dansante. Ainsi, plus la peine d’avoir quelqu’un devant le clavier et l’écran : le DJ peut très bien aller s’amuser et danser avec les autres participants. Pratique lorsque tout se déroule bien et lorsqu’on n’a cure de répondre aux attentes mouvantes des danseurs sur la piste. J’ai déjà vu plusieurs fois des soirées de ce type où le programme se déroulait coûte que coûte à l’aveugle jusqu’au point où il n’y avait plus aucun danseur sur la piste pendant plusieurs minutes faute de musique répondant aux attentes. Ce n’est pas l’image d’une soirée réussie qui est restée dans la mémoire des participants à ce genre de soirée…
À l’opposé du « tout automatique et tout enregistré », il y a le « tout en direct et avec orchestre ». Là ça peut être le pied. Dans le cas idéal, les musiciens sont en forme, ils ont un vaste répertoire dansant et des orchestrations qui donnent envie aux danseurs de se remuer. Si l’on ajoute à cela, une bonne sonorisation, des pauses adéquates et des danseuses et danseurs qui respectent les musiciens, on obtient une soirée mémorable pour tout le monde. Imaginez qu’au lieu de simplement installer un ampli, des enceintes, un ordinateur et trois spots automatiques, il a fallu redoubler d’efforts pour préparer le terrain : accueil des musiciens (vestiaires, salle de repos), organisation de l’espace réservé à l’orchestre (montage de la scène), mise en place de la sono, des instruments (batterie, piano, etc. parfois) et des microphones, petite répétition avec les instruments et réglages de la sonorisation (balance) pour que l’intervention des instruments soit globalement équilibrée, réglage de la lumière, organisation du ravitaillement des musiciens (boissons, repas), etc. Et tout cela n’est que la préparation ! Pensez bien qu’une fois la soirée finie, il faut encore ranger tout cela, démonter la scène, payer les musiciens, etc. C’est plus compliqué, mais c’est comme cela qu’un orchestre aura envie de s’investir et qu’il pourra faire danser l’assistance jusqu’au bout de la nuit… Lors d’une soirée avec orchestre, les musiciens proposent la musique aux danseurs, qui en disposent. Les musiciens gèrent, morceau après morceau, l’ambiance de la soirée en fonction de ce qu’ils voient sur la piste de danse (il est donc important que les danseurs ne soient pas dans l’obscurité, ni les musiciens aveuglés par les spots lumineux). À l’inverse, les danseurs dansent en fonction de ce qu’ils entendent, interprètent la musique et peuvent réagit à la moindre surprise. Et des surprises, certains musiciens et chanteurs habitués aux soirées dansantes en parsèment leurs prestations à la plus grande joie des danseurs. Je me souviens d’une soirée swing où, dans la prolongation d’un couplet lent, la chanteuse (Jennie Löbel pour ne pas la citer) s’est envolée dans un scat de plus en plus rapide annonçant habituellement une section rapide pour, au bout de sa course de « bidouap tibidibidi », nonchalamment continuer sa chanson à la vitesse lente initiale, alors que les danseurs s’apprêtaient à dynamiser leur danse. Elle s’est amusée de ce contre-pied avec un petit sourire tandis qu’une grande partie des danseurs de la salle éclataient de rire.
Dans son livre « L’ambassadeur du lindy hop », Frankie Manning, parle aussi très bien de cette interaction entre les danseurs et les musiciens. La scène se situe lorsque Frankie s’apprête à faire une acrobatie en lindy hop pour la toute première fois en public. Les musiciens cités sont le batteur et chef d’orchestre Chick Webb et le trompettiste Taft Jordan.
Ce fut une fois où nous dansâmes vraiment sur la musique et c’était comme si l’orchestre captait tout ce que nous faisions. À chaque fois que je lançai fort ma jambe, Chick disait : » chiboum ! » Si je faisais un petit swing out, Taft Jordan jouait : » biiyooouuww ! » Frieda avait l’un des twists les plus géniaux de toutes les filles et elle savait vraiment le mettre en valeur. Quand elle faisait des twists autour de moi, Chick Webb jouait : » chiii-chichi, chiii-chi-chi » sur les cymbales, tenant la mesure avec elle. Ils jouaient un riff derrière moi et je pensais : » Ouais, restez avec moi les gars ! » Je ressentais tout ce qu’ils faisaient et l’orchestre marquait chaque pas que nous faisions.
Dans un autre genre, l’interaction entre les danseurs et les musiciens est un peu différente, mais elle est tout aussi présente. Dans le livre « La danse country & western » de Ralph G. Giordano (à sortir en français avant l’été : je suis en train de travailler sur sa traduction), l’auteur décrit, entre autres thèmes, l’ambiance des honky-tonks et des salles de danse au Texas. Il raconte quelque chose qui montre bien que les danseurs peuvent être attachés à un orchestre et au fait qu’il y ait de la musique dans une soirée…
En général, l’orchestre jouait de manière continue et retenait les gens sur la piste de danse. De temps à autre, un musicien ou deux faisaient une pause tandis que les autres membres de l’orchestre jouaient un long solo ou un morceau spécifique qui ne nécessitait pas tous les instruments ou les chanteurs. Dans la plupart des cas, une pause longue ou un entracte sans musique impatientait généralement la foule et entraînait parfois du rififi.[…]
Il était clair que les Musical Brownies étaient l’attraction principale et drainaient les foules, peu importe ce qu’ils jouaient.
Dans certaines soirées dansantes, je suis peiné de voir que les danseurs ne « calculent » pas les musiciens qui jouent pour eux. Ils dansent exactement comme s’ils entendaient le son d’un CD sortir des haut-parleurs, ignorant sereinement qu’il y a quelques bonshommes qui gigotent sur l’estrade d’où vient le son. Imaginez une soirée dansante où l’ensemble des danseurs ignore les musiciens. Cela ne donne assurément pas à ces derniers l’envie de se démener pour faire la meilleure prestation possible et cela devient aussi assez désagréable pour eux. Les musiciens aiment savoir qu’ils jouent pour un public et s’ils voient que, en plus, le public s’amuse en dansant et apprécie ce qui est joué, cela les motive d’autant plus. C’est là que les petites surprises musicales peuvent survenir. Ainsi, lorsque vous dansez sur la musique d’un orchestre en direct, jetez de temps en temps un coup d’oeil aux musiciens avec un grand sourire, réagissez aux subtilités de ce qu’ils jouent et applaudissez pour les remercier lorsque le morceau est fini. Dans certaines soirées swing, il est courant que les danseurs insèrent un shim-sham pour remercier l’orchestre. Le principe est simple : tous les danseurs se mettent face à l’orchestre et dansent à l’unisson la chorégraphie de danse swing en ligne du shim-sham. Il existe plusieurs variantes de shim-sham et le shim-sham promu, entre autres, par Frankie Manning est entièrement détaillé dans mon livre « Le lindy hop et le balboa », sorti en 2010.
Sans la musique et les musiciens qui la composent et la jouent, il n’y aurait pas de soirées dansantes, ni de cours de danse. Ce qui me désole parfois, c’est de voir des danseuses et danseurs considérer la musique comme un simple accessoire. Certains demandent : « passe-moi une valse, n’importe laquelle, je m’en fiche », d’autres disent : « cette chanson est nulle » alors que d’autres adorent danser dessus. Il y a aussi des personnes qui copient des CD sans se préoccuper de savoir ce qu’il y avait d’écrit sur la pochette, ni quel artiste en interprète la musique. Je pense que ce qu’il y a de pire que de copier illégalement un CD, c’est de ne pas respecter l’artiste qui l’a créé. Quand on aime un morceau de musique, la moindre des choses est de s’intéresser à l’artiste qui en est l’auteur. Bien sûr, on ne mémorise pas tout d’un seul coup et c’est à force d’écouter et de lire le nom de l’artiste associé à une chanson qu’on le mémorise. Dans le même esprit, si vous adorez un artiste et que vous écoutez souvent ses chansons issues d’un CD ou d’un MP3 piraté (il faut tout de même prendre la réalité en compte), la moindre des choses est, au moins de temps en temps, d’acheter légalement un CD ou un MP3 de cet artiste. Il faut garder en mémoire que sa musique c’est son gagne-pain. C’est d’autant plus vrai pour les « petits » artistes et les « petits » labels qui fonctionnent d’une manière proche de l’artisanat. C’est à la fois une question de reconnaissance et une question de respect pour l’artiste.